Jean-Emmanuel Sauvée, président d'AdF et Jean-Michel Berud, président de Jifmar Offshore Services. ©AD

Ce mardi 8 novembre, à l’occasion des Assises de l’Économie de la mer, qui se tient à Lille, Jean-Emmanuel Sauvée, président d’Armateurs de France, décernera le trophée de la Charte bleue au lauréat choisi par le jury présidé cette année par Jean-Michel Berud, président de Jifmar Offshore Services. La compagnie de services maritimes est notamment le propriétaire du Canopée, un roulier doté d’une surface de voile de 1 500 m2 conçu pour le transport des éléments du lanceur Ariane 6. Entretien croisé sur la décabornation. Leurres et réalités.

 

La charte bleue d’Armateurs de France, qui a fait l’objet d’une actualisation en 2019, est un document impliquant sur le plan social, sociétal et environnemental. Pour autant, c’est bien sur ce dernier aspect que les exigences listées sont les plus nombreuses. En la signant, vos membres s’engagent entre autres à traiter les émissions polluantes des navires dans leur globalité et à réduire leur empreinte environnementale à la plus simple expression. Vous croyez donc à la vertu comme levier de la sobriété énergétique ?

Jean-Emmanuel Sauvée : Cette charte va au-delà des seuls engagements environnementaux. Je l’ai fait inscrire dans les statuts de l’organisation dès l’assemblée générale qui a suivi mon élection à la présidence en avril 2020. C’est dire à quel point la charte bleue est un fil rouge pour nous. Les armateurs français sont peut-être ceux qui sont les plus engagés de ce point de vue. Les initiatives prises dans ce sens et nos résultats en témoignent. J’accueille aussi avec optimisme le fait que les armateurs aient postulé en plus grand nombre cette année.

Comment interpréter la dominante vélique dans les candidatures ? Qu’est-ce que cela dit du pavillon national ?

Jean-Michel Berud : le vent est une énergie gratuite et infinie et donc n’est pas sujette à la volatilité des prix des carburants [la consommation de carburants – 235 Mt par an – représente la majorité des coûts d’exploitation du navire, NDLR]. Si on veut naviguer en mer gratuitement, on peut soit exploiter les courants et cela suppose des contraintes supplémentaires dont témoigne la Sabella, soit avoir recours aux vents, technologie plus accessible et mieux maîtrisée. La voile se pratique depuis l’antiquité ! L’éolien et l’hydrolien sont les seules énergies alternatives renouvelables.

J-E.S : J’ajouterai qu’elle est une spécificité française, pays où nous avons initié à la fin des années 80 les paquebots à voile. Il y en a eu au total six construits dans l’Hexagone, dont cinq aux ACH [série des Wind, NDLR]. Cinq naviguent toujours et deux toujours sous pavillon français : le Ponant et le Club med 2. On a donc un vrai retour d’expérience avec ces deux navires. Nous capitalisons aussi sur l’environnement de la course au large.

Les systèmes se sont développés ces dernières années : voiles, rigides ou semi-rigides, ailes, rotors et turbines éoliennes ou encore les cerfs-volants de traction et ailes de kite. Toutes les technologies se valent-elles ?

J-M.B. : Certaines sont plus pertinentes que d’autres selon les lignes. La propulsion vélique s’inscrit en complément des autres énergies alternatives. En tant que système de propulsion auxiliaire, elle apporte non seulement son écot à la décarbonation mais contribue à réduire aussi d’autres coûts afférents aux carburants alternatifs [exigences de stockage ou d’avitaillement, NDLR]. Quand on parle de décarbonation, on pense trop souvent au renouvellement intégral de la flotte alors qu’il suffit parfois d’ajouter des appendices pour décarboner une partie de la propulsion.

Mais avec ces appendices décarbonées, pour reprendre votre expression, on pourrait obtenir des résultats significatifs ?

J-M.B. : Il ne faut pas raisonner en silos. Il faut agréger l’ensemble des propositions pour avoir des effets probants. Il n’y aura pas une solution mais un panachage de systèmes de propulsion. Quoi qu’il en soit, il y a un gros chantier à mener sur la flotte existante.

Comment distinguer, dans le déballage d’annonces, les propositions sérieuses et à réel impact de celles qui consistent juste à se donner une image écologique trompeuse ?

J-M.B. : Soyons clair, le dual fuel avec le GNL ne peut pas être une solution définitive. Á la moindre poussée de fièvre des prix du gaz, il y a une bascule sur le fuel, comme on est en train de le constater. Non seulement, le GNL est soumis à un hyper volatilité mais la source se tarit. La réorganisation générale des flux qui s’ensuit ne s’opère pas sans aberrations dans la chaîne de transport, faute de stations d’avitaillement en dehors des grands hubs. Est-ce concevable de faire des grands détours pour aller faire le plein ?

J-E.S. : Nous ne sommes qu’au début de l’histoire. La problématique du soutage n’est pas exclusive au GNL. Elle sera celle de toutes les énergies de demain. Il faut déployer partout dans le monde, parfois dans les petits ports et pour des petits volumes. Dans le sujet environnemental, il y a des tas de paramètres à intégrer et celui-ci n’est pas des moindres.

Quelle est la position d’Armateurs de France sur le GNL, une énergie de plus en plus critiquée, y compris par de grandes institutions mondiales comme la Banque mondiale qui appelle à ne plus financer ces projets. Sur un plan politique, son emploi divise également comme on a pu le voir dans les débats au parlement européen ?

J-E.S. : Pour nous, c’est très clair. Il y a quatre natures d’émissions à prendre en compte : les oxydes d’azote (NOx), les dioxydes de souffre (SOx), les particules fines et le dioxyde de carbone (CO2), générateur de gaz à effet de serre (GES). Le transport maritime représente 3 % des émissions mondiales de CO2, soit 11 % des émissions du secteur du transport.

Le GNL réduit à néant le soufre, les particules fines, deux types d’émissions particulièrement nocives pour les hommes, et l’azote, responsable de l’acidification des océans. Il réduit par ailleurs sensiblement l’impact du CO2. Que ce soit à hauteur de 20 ou de 25 % des émissions, c’est déjà beaucoup. Avec quel autre produit on parvient aujourd’hui à abattre 20 % des émissions de CO2 dans le transport maritime ? Aucun. Le GNL n’est pas parfait mais il coche néanmoins de nombreuses cases. Aujourd’hui, à date, c’est l’énergie idéale de transition.

Dire que c’est une énergie de transition suffit pour obtenir le consensus et clore le débat ?

J-E.S. : Notre position à AdF est claire : on soutient toutes les formules, toutes les initiatives, tous les projets, toutes les technologies qui vont dans le bon sens, plus ou moins. Des centaines d’années après l’introduction des énergies fossiles, les systèmes de propulsion des navires doivent en urgence se décarboner. La communauté internationale a fixé un cadre, à horizon 2050, de réduction des GES imputables au secteur de 50 % par rapport à 2008. Et contrairement à ce qui s’est passé dans le passé maritime, lors du passage à la voile à la vapeur, il n’y aura pas une formule unique mais elle sera plurielle avec la voile, l’hydrogène, le méthanol, les biocarburants, les carburants de synthèse et le GNL… Le choix se fera en fonction des types de navires, des lignes, de la puissance requise, de la capacité d’approvisionnement…Raison pour laquelle nous sommes sur tous les fronts et toutes les technologies nous intéressent

J-M.B. : Un navire est en permanence un compromis entre le poids, la puissance, la taille…Ce sont toujours des choix qui inversent d’autres options. 

J-E.S. : Ainsi, si on veut naviguer à la voile exclusivement par exemple, il faudra faire des concessions sur la vitesse. Plus vous ralentissez, plus la voile est efficace en pourcentage. Est-ce que le modèle économique s’y prête. Est-ce que le client est prêt pour cela ? Le chargeur sera de ce point de vue l’arbitre. C’est lui qui influencera le choix final de propulsion. L’appel d’offres lancé par l'Association des chargeurs (cofondée par France Supply Chain et l’Association des utilisateurs de transport de fret) pour un transport maritime sans carbone a donné le tempo [Zéphyr & Borée a été sélectionné pour construire 10 à 12 porte-conteneurs à voile de 600 EVP et les exploiter sur un service régulier transatlantique, NDLR].

Les indices d’intensité énergétique du navire (CII, Carbon Intensity Index) et de rendement énergétique des navires existants (EEXI Energy Efficiency Existing Ship) ont généré beaucoup d’agitations ces derniers jours alors que nous sommes à deux mois de l’entrée en vigueur. La méthode de calculs est contestée et aurait des effets contre-productifs.

J-E.S. : Les difficultés qui nous ont été remontées relèvent de la mise en œuvre. La date de 2023 est proche. Le changement de paradigme est majeur. La réglementation est effectivement forte et ce n’est pas terminé alors que se profile le système d'échange de quotas d'émission de l'UE (SCEQE ou Emissions Trading System, ETS). On s’organise pour être au rendez-vous des contraintes. Celle sur le soufre a permis de diviser par sept les émissions soufrées au niveau mondial du jour au lendemain. On l’a fait et on fera le reste.

Les inquiétudes sont légitimes car les réglementations n’ont pas le même impact pour tous. Cela dépend des navires, des lignes maritimes, des types d’exploitation… A fortiori avec la norme CII pour laquelle il va falloir passer en revue la flotte, navire par navire.

L’environnement dans lequel nous opérons est plein d’incertitudes. Nous n’avons aucune assurance sur la pertinence de tel ou tel carburant alternatif par rapport aux nombreux paramètres à prendre en compte. Mais collectivement et individuellement, on se doit d’être au rendez-vous de l’Histoire

Comment concilier compétitivité et développement durable qui demande des investissements conséquents ?

J-E.S. : La compétitivité, c’est le nerf de la guerre. On veut se battre à armes égales. On goûte peu au dumping social, sécuritaire et environnemental. On est certes des compétiteurs mais dans un environnement équitable pour tous. L’harmonisation sociale entre les pavillons européens est une demande récurrente d’Armateurs de France. 

Vous avez obtenu le suramortissement vert [financement jusqu'à 40 % des surcoûts liés à ces technologies], la possibilité d’utiliser conjointement le crédit-bail et la « garantie projet stratégique » [garantie de la BPI à hauteur de 80 %] ainsi que le renouvellement pour trois ans du net wage [exonération de charges salariales pour les armateurs effectuant du transport de passagers à l’international sous pavillon français et communautaire]. Où en êtes-vous à propos du certificat d’investissement maritime, contribuant à réduire les apports nécessaires en fonds propres de la part des armateurs.

J-E.S. : On doit encore travailler sur ce point. On n’a pas encore obtenu satisfaction. Nous avons obtenu le doublement des effectifs de l’ENSM. C’est un sujet capital car beaucoup de projets y sont subordonnés comme la promotion sociale. Une bonne politique maritime marchande est un ensemble d’actions, de leviers que l’on active en même temps pour atteindre les objectifs car tout est lié. Sans marins, pas de navires. C’est l’enjeu et cela passe par de la concertation (Fontenoy) et du dialogue social avec nos organisations syndicales.

Cela se passe plutôt bien en ce bien avec vos partenaires sociaux en ce moment, en affichage en tout cas ?

J-E.S. : Quand nous portons les mêmes objectifs, les choses vont dans le bon sens. Et la finalité est partagée, à savoir des clients satisfaits par la prestation effectuée avec des navires, armateurs et des marins français. Les règles du commerce peuvent être assez simples. In fine, l’enjeu est bien de soutenir la croissance du pavillon français.

Propos recueillis par Adeline Descamps

Un jury avec des partis pris assumés

Cette année, le jury, présidé par Jean-Michel Berud (Jifmar Offshore services, compagnie de services maritimes dans l’offshore pétrolier, gazier, éolien, l’assistance aux travaux maritimes, la robotique et l’imagerie sous-marine..), était composé de David Bolduc (directeur général de l’Alliance verte, un processus de certification environnementale), Rémi Mejecaze (chef de la mission Flotte de commerce), Sophie Panonacle (députée de la 8e circonscription de la Gironde, membre de la Team Maritime, groupe de parlementaires qui joue l’interface entre les acteurs maritimes publics et privés et le gouvernement et présidente du Conseil national de la mer et des littoraux), Sabine Roux de Bezieux (membre du conseil économique, social et environnemental et présidente de la Fondation de la mer), et de la rédaction du Journal de la Marine Marchande

Huit candidatures avaient été déposées par Marfret, TOWT, Neoline, Brittany Ferries, Costa Croisières, CMA CGM, Karibs Link, Carribean Line. Pour qu’elles ne restent pas à la seule confidentialité du jury, le Journal de la Marine Marchande a présenté chacun des projets pour les entreprises qui ont accepté de se prêter à l’interview. 

Dans son analyse des dossiers, le jury a opté d’emblée pour quelques partis pris, écartant d’emblée ceux qui n’étaient qu’à l’état de projet, même pour les navires en cours de construction.

Le jury a donc privilégié les candidatures qui présentaient un projet existant, français, au caractère réplicable, sans exclure aucune solution de décarbonation, y compris le GNL. Enfin, il a été très sensible à des problématiques peu abordées mais répondant pourtant à une question existentielle pour le secteur : la flotte existante...

A.D.