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Les sanctions économiques à l’égard de la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine ont bouleversé l’équilibre des complexes gaziers en Arctique où s’entremêlent des intérêts financiers, économiques et politiques colossaux. Le départ précipité des entreprises étrangères rend l’avenir de certains projets incertain. Pourquoi BP et Shell se sont-elles rapidement retirées alors que Total renâcle ? À quel coût s’opèrent les retraits ? Qui pour reprendre les actifs cédés ? Quelles conséquences pour les méthaniers en commandes ? Entretien avec Hervé Baudu, professeur de sciences nautiques à l'ENSM et spécialiste des enjeux maritimes arctiques. Il est notamment l’auteur de Les routes maritimes arctiques.*

 

L'Union européenne a déclaré que ses États membres chercheraient à réduire leur dépendance à l'égard du pétrole et du gaz russes jusqu'à 80 % d'ici la fin de l'année et a convenu d'éliminer complètement le gaz russe d'ici 2027. Est-ce sérieux ?

Hervé Baudu : Le gaz arrive en Europe par voie de mer sous forme de GNL ou gazeuse par gazoduc dans des proportions de 37 % pour sa forme liquéfiée et 63 % par gazoduc. Trouver du gaz ailleurs qu’en Russie à moyen terme n’est pas le problème majeur.

Les États-Unis sont déjà le premier producteur mondial de GNL. Mais il est impossible de substituer du gaz acheminé par gazoduc par du GNL et ce, quelle que soit sa provenance. Le Qatar comme l’Australie ont d'ailleurs déjà reconnu leur incapacité à se substituer aux approvisionnements russes pour les pays européens. Tout simplement parce qu’il n’y a ni les quantités disponibles, ni les méthaniers en nombre suffisant sur le marché, d'autant qu'ils sont largement engagés dans des contrats à long terme et que la part restant au spot, en achat direct, est très faible. Enfin, nous n’avons pas non plus les usines de regazéification nécessaires pour traiter le GNL [pour son transport par méthanier et prendre moins de volume, le gaz naturel est transformé à l'état liquide à -162° C, NDLR]. C’est notamment le cas en Allemagne alors que la France est mieux dotée avec quatre terminaux d'importation de GNL à Montoir, Dunkerque et Marseille.

Pour pallier cette problématique terrestre, la France et l’Allemagne semblent opter pour l’aménagement d’unités flottantes de regazéification de gaz (FSRU). 

H.B. : Les FSRU sont en fait des gaziers reconfigurés, relativement faciles à installer et à opérer. Encore faut-il trouver sur le marché des méthaniers qui s'y prêtent et qui soient disponibles, alors qu'il y en a moins de 50 dans le monde. Or le marché de construction des méthaniers, dont les chantiers coréens ont le quasi-monopole, est très tendu. Rien que pour répondre à la demande de la compagnie Qatar Petroleum, les chantiers sud-coréens ont dans leur carnet de commandes une cinquantaine de méthaniers à livrer pour 2027. Si cela peut être une solution à moyen terme, elle ne peut absolument pas répondre à la problématique de court terme. Se priver du gaz russe n’est donc pas une option envisageable dans l’immédiat. Et Vladimir Poutine ne le sait que trop bien ! Sa menace de fermer sporadiquement le gazoduc Nord Stream 1 serait catastrophique pour l’Europe.

Les sanctions à l’égard de la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine ont bouleversé l’équilibre des complexes gaziers en Arctique où s’entremêlent des intérêts financiers, économiques et politiques colossaux. Qu'est-ce qui s'y noue ?

H.B. : C’est toute la polémique autour des intérêts de TotalEnergies. Novatek, premier producteur privé et second producteur de gaz naturel de Russie, a fait de la Russie une centrale de GNL en développant des usines de liquéfaction, en Sibérie orientale, dans l'Arctique russe. Son premier projet, Yamal LNG, sur la péninsule de Yamal, a commencé à produire en 2017 et une récente expansion a porté sa capacité nominale à 20 Mt par an. Il fournit principalement l’Europe et la Chine. Un second, Arctic LNG 2, dont la première ligne de liquéfaction devrait être mise en service en 2023, aura une capacité annuelle sensiblement équivalente et elle doit en priorité alimenter l’Asie.

Le groupe énergétique français détient une participation de 20 % dans Yamal LNG et de 10 % dans Arctic LNG 2 tout en étant par ailleurs actionnaire de Novatek à hauteur de 19,4 %. Bien que TotalEnergies ait déclaré qu'il ne s'engagerait pas dans de nouveaux projets gaziers russes, ce qui pourrait empêcher tout financement supplémentaire d'Arctic LNG 2 permettant d'achever les deux autres trains, la société française ne souhaite pas pour l’instant se désengager car il y a des intérêts de deux ordres : à la fois de propriété sur ses investissements et dans les contrats d’approvisionnement de long terme.

C’est dire que Total a droit à un pourcentage de la production de Yamal à des taux préférentiels, sur une certaine quantité, pendant vingt ans. Au-delà du moins à gagner réel, l’entreprise devra s’approvisionner sur d'autres marchés, là où les prix ne seront pas tout à fait les mêmes. La perte sèche peut affecter une part significative de son chiffre d'affaires.

Si, sous la pression politique ou le coup des sanctions, TotalEnergies devait vendre ses participations, auprès de qui et à quel prix pourrait-il trouver preneurs ?

H.B. : On parle de contrats entre deux entités privées dont on peut supposer qu'ils sont verrouillés, voire qu’un désengagement soit compliqué ou du moins ne soit possible qu’au prix fort pour le sortant, avec de conséquentes pénalités.

Mais si tel devait être le cas, en prenant toutes les précautions nécessaires puisque l’on ne connaît pas les clauses, on peut imaginer que les grandes entreprises énergétiques publiques chinoises seraient intéressées par ses actions. Elles sont déjà largement impliquées dans plusieurs projets de GNL russes. La China National Petroleum Corporation (CNPC) détient une participation de 20 % dans Yamal LNG au côté du Silk Road Fund, un fonds d'investissement public (10 %).

La China National Offshore Oil Corp et une filiale de la CNPC ont chacune pris une participation de 10 % dans Arctic LNG 2 en 2019. Les Chinois ont également signé des contrats pour la fourniture de gaz à long terme. Aussi, et le président russe agite le chiffon rouge, il peut aussi très bien opter pour la nationalisation des actifs. Quoi qu’il en soit, cela coûtera cher à ceux qui se désengagent.

Comment interprétez-vous le prompt désengagement de BP du capital du géant pétrolier public russe Rosneft, deuxième producteur russe de pétrole après Gazprom, ou de Shell avec Gazprom dans l'installation de GNL Sakhalin-2 quand TotalEnergies renâcle ? Par la seule maturité des investissements ?

H.B. : Le directeur général de BP a aussi démissionné du conseil d’administration de Rosneft « avec effet immédiat ». Une décision radicale et qui risque d’être coûteuse puisque la participation de la major britannique était valorisée à 14 Md$ fin 2021. La compagnie norvégienne Equinor a également annoncé mettre fin à son partenariat avec le producteur russe de pétrole alors qu’elle détient 1,2 Md$ d’actifs dans le pays. ExxonMobil, qui a une participation significative dans la gestion de grandes installations de production de pétrole et de gaz sur l'île de Sakhaline, a évalué à 4 Md$ la cession. Le négociant singapourien en matières premières Trafigura a déclaré qu'il ne ferait aucun nouvel investissement et a revu sa participation de 10 % dans le projet pétrolier Vostok Oil de Rosneft en Arctique.

Il faut cependant nuancer ces annonces car certaines entreprises comme BP ou Shell ont déjà rentabilisé leurs investissements et amorti le choc de leur retrait. Leur sortie sera pénalisante, mais leurs parts seront certainement rachetées aux conditions du marché, ce qui peut limiter leurs pertes. Ce ne sont pas du tout ces conditions qui encadreraient la sortie de TotalEnergies. Ses projets sont plus récents.

Et cela est valable pour Technip Energy lié à Novatek sur le projet Arctic LNG 2 pour lequel la rupture du contrat et le manque à gagner seraient désastreux pour l’entreprise. L’entreprise franco-américaine Technip FMC a remporté en juillet 2019 le contrat d’ingénierie pour la conception, la construction et la mise en service du projet d’Arctic LNG 2 pour un montant de 7,6 Md$. Elle ne s’est d’ailleurs pour l’heure pas prononcée. Elle a toutefois déclaré qu'elle se retirerait du marché russe après avoir épuisé son carnet de commandes actuel. Pour tous, on parle d’enjeux financiers qui se chiffrent inévitablement en dizaines de milliards de dollars.

Ques impacts sur la construction des méthaniers de classe glace dont la Russie a besoin pour transporter son gaz arctique issu de Arctic LNG 2 ? Le chantier naval russe Zvezda s’appuie sur le sud-coréen SHI pour lui fournir la technologie. Plusieurs méthaniers Arc7 figurent dans le carnet de commandes de DSME et SHI en lien avec ces projets.

H.B. : Le chantier naval russe Zvezda n’a pas échappé aux dernières sanctions publiées par l'UE. La Corée du Sud renforce déjà ses contrôles à l'exportation à l'encontre de la Russie, en ciblant, entre autres, les technologies marines. 

Les chantiers navals coréens nourrissent également quelques inquiétudes sur l’assurance du paiement des navires. SHI construit des blocs pour les 15 méthaniers brise-glace Arc7 dédiés à Sovcomflot et Novatek. DSME doit livrer six unités à MOL et SCF en 2023. L'ensemble du carnet de commandes entre 2022 et 2025, composé à la fois de navires en propriété exclusive et de navires en coentreprise, nécessite un investissement de près de 2 Md$ de la part de Novatek et des engagements de 3 Md$ dans le cadre de contrats d’affrètement à long terme. 

Les deux plus grandes banques russes – Sberbank et VTB Bank – financent en grande partie. Tout retard de financement pourrait avoir un effet sur l’avancement des projets car les quatre grands projets de plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissement – Vostok Oil, Arctic LNG2, Sakhaline 2, Ob LNG –, reposent sur l’apport technologique occidental. Et c’est là un formidable moyen de pression car ils doivent contribuer à assurer une grande partie des exportations d’hydrocarbures dont la Russie tire actuellement 15 % de son PIB. Arctic LNG 2 est sans doute celui qui risque de perdre le plus.  

Le troisième projet de Novatek, Ob LNG, vient d’obtenir sa décision finale d’investissement, mais la technologie des 12 trains de liquéfaction repose sur des compresseurs allemands Siemens, des turbines américaines Baker Hughes et des échangeurs de chaleur allemands Linde.

Le désengagement du français GTT, qui assure les systèmes de membranes pour les cuves de GNL, rendrait aussi très problématique la poursuite de la construction. Or, sans les navires, point de projets. 

Vous y voyez un moyen de pression pour infléchir la position de Vladimir Poutine ? 

H.B. : Sauf si les considérations économiques sont plus fortes et que les contrats sont maintenus, auquel cas la vente de ces technologies peut passer sous les radars des sanctions économiques comme ce fut le cas pour les turbines américaines vendues à travers une filière chinoise pour Yamal LNG alors que le projet tombait sous le coup des sanctions occidentales suite à l’annexion de la Crimée en 2014. Tous les modèles de sanctions économiques appliqués à un pays n’empêchent pas de faire du business...

Excepté peut-être celui-ci ?

H.B. : Je suis en effet beaucoup plus réservé sur l'issue, car il y a un affrontement militaire, un embargo international et un bloc politique. Mais il y a en réalité deux leviers sur lesquels agir. Le premier réside dans la réaction du peuple russe qui, privé des grandes enseignes internationales, pourrait ne plus aveuglément cautionner. Le second tient dans la position de Pékin.

La Chine est consciente de l’impact que la guerre peut avoir sur la demande mondiale dont dépend son PIB. Le président américain pousse dans ce sens. Et se voir ainsi attribuer un rôle d’arbitre, en plus de la souveraineté économique que la seconde puissance économique mondiale exerce déjà, ne devrait pas lui déplaire.

Car au-delà, même si l’UE peut se passer un jour du pétrole et du gaz russes et tant qu'il y aura des acheteurs chinois, japonais et indiens, Poutine restera dans un relatif confort. Avec le gaz et le pétrole, il a restructuré sa dette, consolidé sa trésorerie d'une manière beaucoup plus importante qu'il ne l'avait prévu à l'origine grâce à la flambée des cours. Le gaz que le Kremlin exporte en Chine ou ailleurs lui rapporte aujourd'hui 790 M$ de recettes par jour. 

Cependant, c’est un mauvais calcul à moyen terme. Le gaz, qui s’imposait comme énergie de transition pour 2050 au détriment de l’hydrogène et autres énergies décarbonées, aurait pu être russe avec les nombreux projets envisagés. Alors que les ambitions de Poutine visaient 140 Mt de GNL en 2035, la production pourrait se limiter à 30 Mt si le premier train de liquéfaction d’Arctic LNG 2 voit bien le jour.

Propos recueillis par Adeline Descamps

* Les routes maritimes arctiques. Éditions L’Harmattan